L’Acquisition de crédits carbone par une entreprise américaine dans le cadre du programme de plafonnement et d’échange de l’Ontario n’est pas protégée par l’ALENA
Par Jessica Crow
Les unités d’émission de carbone faisant l’objet d’un échange transfrontalier sont-elles des investissements protégés? Selon le jugement rendu par le Tribunal dans l’affaire Koch Industries, Inc. and Koch Supply & Trading v. Canada[1], les investisseurs internationaux sur le marché du carbone qui souhaitent protéger leurs investissements doivent d’abord s’en remettre au droit du pays d’accueil pour s’assurer que les crédits de carbone constituent un type de bien reconnu en vertu du régime national. Dans une décision rendue le 13 mars 2024, un tribunal de l’ALENA a rejeté une demande de 30 millions de dollars américains déposée par le conglomérat américain Koch Industries contre le Canada concernant son acquisition de crédits de carbone dans le cadre du système de plafonnement et d’échange de l’Ontario, qui a été annulé, jugeant que les unités ne constituaient pas des « biens » selon la loi ontarienne.
Un Système d’Échange de Quotas d’Émission (SEQE) ou un système « de plafonnement et d’échange » est un outil de politique climatique qui vise à réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) de manière rentable sur un territoire donné. Aujourd’hui, le SEQE est le principal moyen utilisé par les États pour respecter leurs engagements internationaux en matière d’atténuation des changements climatiques, ou « contributions déterminées au niveau national », en vertu de l’Accord de Paris. La majorité des pays ayant mis en place un SEQE ont indiqué qu’ils souhaitaient lier leur système à d’autres systèmes afin de profiter des avantages qu’offre un marché du carbone élargi.
L’interconnexion des marchés du carbone soulève des questions complexes quant au cadre juridique applicable à l’échange transfrontalier de crédits de carbone. Cette préoccupation est d’autant plus grande pour les participants internationaux qui souhaitent bénéficier d’une protection juridique contre le risque réglementaire pouvant découler d’un contexte politique tendu dans lequel s’inscrit la politique climatique nationale. Comme on l’a vu récemment en Ontario, un changement de gouvernement peut mener à un renversement complet de la politique climatique. En 2017, le gouvernement libéral de l’Ontario a mis sur pied un SEQE, qu’il a lié à ceux de la Californie et du Québec au début de l’année 2018. Peu après, il y a eu des élections dans la province, qui ont été remportées par le Parti progressiste-conservateur. Le premier ministre nouvellement élu, Doug Ford, a rapidement mis fin à l’entente liant la Californie, le Québec et l’Ontario, a révoqué le système de plafonnement et d’échange de l’Ontario et a interdit l’échange d’unités d’émissions[2].
En décembre 2020, Koch Industries (Koch), un conglomérat américain et un participant au marché du Programme de plafonnement et d’échange de l’Ontario, a engagé une procédure d’arbitrage contre le Canada en vertu de l’ALENA. Avant l’annulation du programme, Koch avait acheté des unités d’émission d’une valeur de 30 millions de dollars américains lors d’une vente aux enchères en Ontario, qu’elle prévoyait de transférer sur son compte californien. Après le rejet de plusieurs de ses demandes d’indemnisation, Koch a engagé une procédure d’arbitrage au motif que l’annulation et la dissociation du SEQE de l’Ontario sans indemnisation constituaient une expropriation illégale et une violation de la norme minimale de traitement de l’ALENA. Le Canada s’est opposé à la compétence du Tribunal au motif, entre autres, que les demandeurs ne détenaient pas d’investissements protégés en vertu des articles 1139(g) et 1139(h) de l’ALENA. L’article 1139(g) définit un investissement comme « des biens immobiliers ou autres biens corporels et incorporels acquis dans le dessein de réaliser un bénéfice économique ou à d’autres fins commerciales ». Selon l’article 1139(h), un investisseur doit détenir « des intérêts découlant de l’engagement de capitaux ou d’autres ressources » au Canada.
Dans une décision rendue le 13 mars 2024, le Tribunal a rejeté toutes les demandes pour défaut de compétence. La question de la compétence reposait essentiellement sur deux enjeux : premièrement, si les unités d’émission de carbone constituaient des « biens » en vertu de la loi du pays d’accueil – dans ce cas l’Ontario; et deuxièmement, si les unités d’émission et l’échange de droits d’émission de carbone constituaient des « intérêts » découlant de l’engagement de capitaux en Ontario.
En ce qui concerne le premier enjeu, l’analyse s’est avérée difficile en raison de la nature nouvelle de la demande et du manque d’orientation de la part de l’Assemblée législative et des tribunaux de l’Ontario quant à savoir si les unités d’émission constituent un type de bien reconnu. En l’absence de lois directement applicables, le Tribunal a entendu des témoignages sur l’approche interprétative qu’un tribunal ontarien adopterait vraisemblablement pour les nouvelles demandes de biens incorporels.
Le Tribunal a examiné la jurisprudence canadienne pertinente et l’objet de la loi, qui confèrent au gouvernement un pouvoir considérable sur le droit des participants d’utiliser et de contrôler les unités. Après avoir pris en compte tous cesfacteurs, il a déterminé, tout compte fait, que les unités d’émission ne constituaient pas des « biens » selon la loi ontarienne parce qu’elles ne répondaient pas aux éléments essentiels d’un « contrôle exclusif ». Il faut souligner la façon dont le Tribunal a traité la jurisprudence étrangère, notamment la décision de la Haute Cour britannique dans l’affaire Armstrong v Winning Networks Ltd, dans laquelle la Cour a jugé que les unités d’émission de l’UE ont un statut de « bien »[3]. Si le Tribunal a admis qu’un tribunal canadien tiendrait probablement compte de l’affaire Armstrong, il a fait une distinction entre l’approche des tribunaux de l’Ontario et a refusé de faire de même.
En ce qui concerne le deuxième enjeu, le Tribunal a déterminé que les unités d’émission n’étaient pas des « intérêts » visés par l’article 1139h), parce qu’elles ne conféraient pas aux demandeurs une part légale d’un actif ou d’une ressource. Il a également jugé que l’échange de droits d’émission de carbone aux États-Unis ne pouvait pas être interprété comme un engagement de capitaux dans l’activité économique de l’Ontario. Le Tribunal, se référant à la décision du Tribunal dans l’affaire Apotex Inc. v. United States of America[4], a déterminé que l’activité des demandeurs reposait sur l’échange transfrontalier entre la Californie et l’Ontario, qui, selon plusieurs tribunaux de l’ALENA, n’est pas protégé par l’article 1139(h).
Après avoir conclu que les unités d’émission ne correspondaient pas à la définition de biens au sens de l’article 1139(g) et qu’elles n’étaient pas non plus considérées comme des « intérêts » au sens de l’article 1139(h), le Tribunal a décidé qu’il n’avait pas compétence ratione materiae sur le prétendu investissement des demandeurs.
Comme c’est la première fois qu’une décision est prise sur cette question inédite, c’est-à-dire de savoir si les crédits de carbone constituent des investissements protégés en vertu du droit international de l’investissement, on attendait la décision rendue dans l’affaire Koch car elle clarifierait les choses pour les décideurs, les investisseurs et les praticiens. L’analyse du Tribunal de l’affaire Koch pour déterminer si les crédits carbone constituent des « investissements » protégés en vertu de l’ALENA offre une orientation précieuse sur l’analyse préliminaire que doivent effectuer les investisseurs qui espèrent s’en remettre au régime du droit de l’investissement et le Règlement des Différends entre Investisseurs et États (RDIE) pour se protéger contre les risques réglementaires et politiques inhérents à l’échange transfrontalier de droits d’émission de carbone.
[1] Koch Industries, Inc. and Koch Supply & Trading v. Canada (CIRDI, affaire no ARB/20/52)
[2] Règl. de l’Ont. 386/18, art. 2 INTERDICTION D’EFFECTUER DES OPÉRATIONS RELATIVES AUX QUOTAS D’ÉMISSION ET AUX CRÉDITS (3 juillet 2018)
[3] Armstrong DLW GmbH v. Winnington Networks Ltd. [2012] EWHC 10
[4] Apotex Holdings Inc. and Apotex Inc. v. United States of America, CIRDI, affaire no ARB(AF)/12/1
Jessica Crow est arbitre indépendante à Arbitra International, chercheuse spécialisée en droit du climat et de l’environnement à l’Université de Cambridge et membre du Forum économique mondial dans le domaine de la gouvernance du climat. Jessica est une experte du droit et de la gouvernance de la transition énergétique, des changements climatiques et du droit de l’environnement.