Quel est le critère applicable aux mesures provisoires en attendant le début d’un processus d’arbitrage commercial international?
Par Karine Fahmy et Abubaker Ahmed
La décision de la Cour supérieure de justice de l’Ontario dans l’affaire NorthStar Ciel & Terre établit un nouveau précédent à l’égard des mesures provisoires ordonnées par un tribunal à l’appui des procédures d’arbitrage international, en s’écartant du critère canadien RJR-MacDonald établi pour l’émission d’une injonction. Lorsque NorthStar a demandé, à titre de mesure provisoire, d’ordonner à Spire Global d’exploiter les satellites défaillants et de recueillir des données en attendant l’arbitrage, la Cour a appliqué la norme du mérite des « chances raisonnables de succès » – plutôt que l’exigence plus stricte de « forte apparence de droit » qui se serait normalement appliquée aux injonctions mandatoires. Cette décision pourrait redéfinir le cadre pour l’obtention de mesures provisoires ordonnées par un tribunal au Canada, en particulier pour les praticiens en arbitrage international.
Dans son approche de l’octroi de mesures provisoires avant qu’un arbitrage soit entamé en vertu de la Loi sur l’arbitrage commercial international (« LACI »), la récente décision de la Cour supérieure de justice de l’Ontario dans l’affaire NorthStar Terre & Ciel[1] semble s’écarter des précédents établis. Nous présentons ci-après notre point de vue sur le raisonnement qui a mené la Cour à adapter le premier volet du critère tripartite établi par la Cour suprême du Canada dans RJR-MacDonald[2] (« RJR-MacDonald ») pour l’émission d’une injonction, et examinons les répercussions potentielles de la décision NorthStar pour les praticiens de l’arbitrage et leurs clients.
Contexte de l’affaire NorthStar
Le différend découle d’un contrat de service spatial conclu entre NorthStar et Spire pour l’établissement d’une constellation dédiée (le « contrat »), en vertu duquel Spire s’est vu confier le mandat de fabriquer, lancer et exploiter une constellation de satellites à partir desquels NorthStar obtiendrait des images. Une fois les satellites lancés, un d’entre eux s’est perdu dans l’espace et les trois autres n’ont pas satisfait aux normes opérationnelles requises, ce qui, aux termes du contrat, constitue une « défaillance en bloc ». Spire étant incapable de fournir des satellites de remplacement dans le délai de onze (11) mois précisé au contrat, NorthStar, qui avait déjà exprimé son intention d’entamer une procédure arbitrale en vertu du Règlement de la Chambre de commerce internationale (le « Règlement de la CCI »), a demandé à la Cour supérieure de l’Ontario – à titre de mesure provisoire – d’ordonner à Spire de maintenir les satellites défaillants en orbite et de fournir des images à NorthStar jusqu’à ce que les satellites de remplacement soient mis en service commercial ou jusqu’à la fin de la procédure arbitrale.
Cadre d’analyse traditionnel pour l’émission d’une injonction
Comme l’a souligné la Cour[3], au Canada, le critère juridique à soupeser dans le cadre de l’émission d’une ordonnance injonctive est solidement établi depuis la décision de la Cour suprême dans l’affaire RJR-MacDonald. La partie requérante doit démontrer que a) il existe une question sérieuse à juger; b) elle subirait un préjudice irréparable si l’injonction n’était pas octroyée; c) la prépondérance des inconvénients penche en faveur de l’octroi de l’injonction. Lorsque l’injonction demandée est obligatoire plutôt que prohibitive, la norme relative à la « question sérieuse à juger » est remplacée par celle, plus rigoureuse, de la « forte apparence de droit[4]».
Cadre adapté dans le contexte d’un arbitrage international imminent
Dans le cas qui nous occupe, bien qu’il ait été établi que l’injonction demandée par NorthStar était de nature obligatoire, parce qu’elle obligerait Spire à fournir les données des satellites défaillants et à les maintenir en opération[5], la Cour a décidé d’appliquer la norme des « chances raisonnables de succès » plutôt que celle de la « forte apparence de droit ». La Cour a justifié cette dérogation en déclarant que le caractère urgent de la question interdisait à NorthStar de déposer sa requête de mesures provisoires devant le tribunal arbitral qui aurait autrement appliqué l’article 17A (1)b) de la Loi type., en vertu duquel le tribunal, pour octroyer des mesures provisoires, a uniquement besoin d’être convaincu qu’il existe des « chances raisonnables » d’obtenir gain de cause sur le fond de la demande[6]. La Cour a trouvé le bien-fondé de ce raisonnement dans l’article 17J de la Loi type, qui stipule qu’un tribunal dispose du pouvoir de prononcer des mesures provisoires dans le cadre d’une procédure d’arbitrage et qu’il doit exercer ce pouvoir « conformément à ses propres procédures », mais « en tenant compte des spécificités de l’arbitrage international[7]. » Il semble que le raisonnement de la Cour quant à la norme applicable ait eu un impact direct sur l’issue de la requête de NorthStar, puisque la Cour a fait observer que NorthStar n’aurait probablement pas satisfait à la norme plus stricte de « forte apparence de droit[8]».
Par conséquent, la question qui se pose est la suivante: comment interpréter la dernière partie de l’article 17? Une possibilité raisonnable serait, comme l’a décidé la Cour, que les tribunaux nationaux appliquent le critère établi à l’article 17A régissant l’émission de mesures provisoires par un tribunal arbitral. Mais à notre avis, cette procédure priverait de toute signification la première partie de 17J qui se réfère aux procédures propres à la Cour. `
Plus important encore, le commentaire qui accompagne la Loi type, et que les tribunaux sont tenus de prendre en considération afin de favoriser un consensus international, montre qu’il a été proposé, lors de la rédaction de la Loi type, que les tribunaux nationaux utilisent des normes et des critères uniformes pour émettre des mesures provisoires. Mais cette option a finalement été rejetée par le groupe de travail[9]. De fait, en ce qui concerne les pouvoirs des tribunaux nationaux, la première variante proposée en vertu de l’article 17J était que le tribunal soit tenu d’utiliser les normes applicables aux termes du droit procédural du forum, et la seconde, que le tribunal devait exercer son pouvoir « conformément aux exigences énoncées à l’article 17[10] », ce qui aurait inclus l’article 17A. La décision a été prise d’adopter la première variante tout en soulignant que celle-ci « devrait offrir la souplesse nécessaire pour permettre à la Cour de s’adapter aux spécificités de l’arbitrage international[11]». [Traduction]
Répercussions sur la pratique de l’arbitrage
Le critère RJR-MacDonald a créé une certaine prévisibilité et une certaine certitude chez les praticiens et les requérants quant à l’issue des requêtes de mesures provisoires. La décision de la Cour supérieure de justice de l’Ontario peut introduire un certain degré d’imprévisibilité dans le processus de demande de mesures provisoires ordonnées par un tribunal à l’appui d’un arbitrage exécuté en vertu de la LACI. La Cour semble avoir statué que la norme des « chances raisonnables de succès » visée à l’alinéa 17A(1)b) de la Loi type se situe quelque part entre la norme de la « question sérieuse à juger » et celle de la « forte apparence de droit », sans toutefois définir où elle se situe sur ce continuum[12]. Puisque le raisonnement de la Cour implique que la norme des « chances raisonnables de succès » s’appliquerait indistinctement aux injonctions prohibitives et mandatoires, la décision NorthStar, si elle crée une jurisprudence, aurait pour effet de relever le seuil du premier volet du critère RJR-MacDonald dans le cas des injonctions prohibitives, et de l’abaisser dans celui des injonctions prohibitives.
En outre, alors que les arbitrages nationaux et internationaux sont régis par des systèmes juridiques différents en Ontario et dans la plupart des provinces canadiennes, la décision rendue par la Cour dans l’affaire NorthStar semble s’écarter d’une série de précédents de l’Ontario[13] dans lesquels le critère RJR-MacDonald a été uniformément appliqué aux affaires dans lesquelles les tribunaux sont invités à prononcer des mesures provisoires à l’appui de procédures d’arbitrage nationales et internationales. L’arrêt NorthStar introduit donc un accès différentiel aux mesures provisoires des systèmes d’arbitrage nationaux et internationaux, mais il mérite d’être continuellement débattu et analysé, étant donné que les différents cadres juridiques peuvent potentiellement justifier un tel accès différentiel.
Conclusion
La décision NorthStar marque un changement notable dans le cadre analytique permettant l’octroi de mesures provisoires à l’appui d’un arbitrage exécuté en vertu de la LACI. Les praticiens devront dorénavant surveiller de près la façon dont les tribunaux interprètent et appliquent l’arrêt NorthStar, en particulier en ce qui a trait aux injonctions mandatoires ordonnées par la Cour dans des contextes d’arbitrage international.
[1] NorthStar Earth & Space Inc. v. Spire Global Subsidiary, Inc., 2024 ONSC 5060 (CanLII). (en anglais)
[2] RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général General), 1994 CanLII 117 (CSC) aux par. 349-349.
[3] NorthStar, ci-dessus note 1 au par. 35.
[4] R. c. Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5 (CanLII) [2018] 1 S.C.R. 196 aux par. 12 et 15.
[5] NorthStar, ci-dessus note 1 au par. 36.
[6] NorthStar, ci-dessus note 1 aux par. 41 et 43.
[7] NorthStar, ci-dessus note 1 aux par. 42 et 44.
[8] NorthStar, ci-dessus note 1 au par. 55.
[9] Ilias Bantekas et al, UNCITRAL Model Law on International Commercial Arbitration: A Commentary (Cambridge : Cambridge University Press, 2020) p. 502.
[10] Report of the Working Group on Arbitration on the Work of its Thirty-Eighth Session, UN GAOR, 36th Sess, UN Doc A/CN.9/524 (2003) aux par. 76-77. (en anglais)
[11] Ibid.
[12] NorthStar, ci-dessus note 1 au par. 44.
[13] Voir, par exemple, Bombardier Transportation Canada Inc. v Metrolinx, 2017 ONSC 2372 (CanLII) aux par. 55–59 (en anglais); Nowvertical Group Inc. v. Trousdell, 2024 ONSC 595 (CanLII), aux par. 31–40 (en anglais); International Steel Services Inc. v Dynatec Madagascar S.A., 2016 ONSC 2810 (CanLII), aux par. 32-49; (en anglais) Cash Cloud v. BitAccess, 2022 ONSC 5622 (CanLII), aux par. 41–46 (en anglais).
Karine Fahmy est associée chez Borden Ladner Gervais LLP à Montréal. Elle est une avocate spécialisée en litige. Sa pratique est principalement axée sur les litiges nationaux et transnationaux complexes ainsi que sur les arbitrages commerciaux nationaux et internationaux.
Abubaker Ahmed est associé chez Borden Ladner Gervais à Ottawa. Il possède une vaste expérience des litiges civils et s’intéresse particulièrement à l’arbitrage commercial national et international.