L’inarbitrabilité fondée sur les mesures correctives : un nouveau concept?
Par Leyla Bahmany, PhD
La décision historique du Conseil privé du Royaume-Uni en 2023 a ajouté un nouveau terme à notre dictionnaire de l’arbitrage : l’« inarbitrabilité fondée sur les mesures correctives ». La question est de savoir si ce nouveau terme représente un nouveau concept à surveiller de près par les praticiens, ou s’il s’agit simplement d’un nouveau terme pour un concept déjà existant.
En septembre 2023, le Comité judiciaire du Conseil privé (« JCPC »)[1] a rendu un arrêt dans une affaire provenant des îles Caïmans, portant sur la question suivante : une demande de liquidation d’une société pour des motifs justes et équitables rendrait-elle inarbitrables les différends entre les parties découlant de leur convention d’actionnaires qui contient une clause d’arbitrage élargie[2]? Dans son arrêt, le JCPC a utilisé un nouveau terme : l’« inarbitrabilité fondée sur les mesures correctives » (remedial non-arbitrability).
La question que les praticiens en matière d’arbitrage peuvent se poser est de savoir si ce nouveau terme représente un nouveau concept, ou s’il s’agit simplement d’un nouveau terme pour un concept que l’on peut déjà observer dans la jurisprudence de certaines instances arbitrales. Examinons d’abord brièvement l’affaire.
Résumé de l’affaire
La société faisant l’objet de la demande de liquidation est China CVS (une société de portefeuille des îles Caïmans opérant en Chine par l’intermédiaire de ses filiales), qui compte deux actionnaires : Ting Chuan (une autre société de portefeuille des îles Caïmans, actionnaire majoritaire) et FamilyMart China (une société de portefeuille japonaise, actionnaire minoritaire)[3]. L’actionnaire minoritaire a présenté la demande de liquidation au tribunal des îles Caïmans, et l’actionnaire majoritaire a demandé l’annulation ou la suspension de cette demande sur la base de la clause d’arbitrage contenue dans la convention d’actionnaires, qui était régie par les lois des îles Caïmans[4]. La Grande Cour des îles Caïmans (équivalente de la Haute Cour de justice anglaise) a fait droit à la demande de suspension de la demande en faveur de l’arbitrage, mais sa décision a été annulée par la Cour d’appel des îles Caïmans et l’affaire s’est donc retrouvée devant le JCPC[5].
Dans son analyse, le JCPC examine les lois des différents ressorts de common law et souligne la nécessité d’adopter une approche uniforme lors de l’interprétation des dispositions législatives nationales issues de la Convention de New York[6]. Il distingue deux types d’inarbitrabilité : l’inarbitrabilité fondée sur l’objet du différend (subject matter non-arbitrability)[7] et l’inarbitrabilité fondée sur les mesures correctives (remedial non-arbitrability). La première concerne les types de différends qui ne peuvent être soumis à l’arbitrage en raison d’une interdiction légale ou de préoccupations d’ordre public, tandis que la seconde renvoie à une situation « dans laquelle l’octroi de certaines mesures correctives dépasse la compétence que les parties peuvent conférer par leur entente sur un tribunal arbitral »[8]. En l’espèce, il s’agit de cette dernière situation.
Le JCPC était saisi, entre autres, de deux questions principales : i) la perte de confiance entre les actionnaires et la rupture irrémédiable de leurs relations; et ii) la question de savoir si la liquidation de la société est juste et équitable et, dans l’affirmative, si une telle ordonnance (ou une mesure subsidiaire) doit être prononcée[9]. En ce qui concerne la première série de questions, le JCPC l’a qualifiée de différend « substantiel » qui fournirait la « base factuelle » de la demande de liquidation et, en tant que tel, devrait faire l’objet d’une suspension obligatoire en faveur de l’arbitrage[10]. Toutefois, selon le JCPC, la deuxième série de questions est un exemple d’« inarbitrabilité fondée sur des mesures correctives » et relève donc de la compétence exclusive des tribunaux[11]. Le JCPC a donc suspendu la poursuite judiciaire relative à la deuxième série de questions, dans l’attente de la conclusion de l’arbitrage[12].
Nouveau ou pas si nouveau?
Le concept d’« inarbitrabilité fondée sur l’objet du différend » est aussi vieux que l’histoire de l’arbitrage moderne, mais qu’en est-il de « l’inarbitrabilité fondée sur les mesures correctives »? Ce terme est en effet nouveau, mais le concept ne l’est pas. Comme le souligne le JCPC dans son arrêt, plusieurs affaires ont été jugées dans des ressorts de common law (p. ex. en Angleterre et au Pays de Galles, à Hong Kong et à Singapour) où les tribunaux ont rendu des décisions semblables en se fondant sur la même notion[13].
Le professeur Fabien Gélinas et moi-même avons récemment publié un ouvrage qui traite exclusivement de l’arbitrabilité à travers une étude comparative de neuf grandes instances, dont le Canada[14]. L’un des sujets abordés dans cet ouvrage est l’interaction entre l’arbitrabilité et la limitation des mesures correctives. Bien que le concept d’inarbitrabilité fondée sur les mesures correctives n’ait pas encore été inventé à ce moment, nous l’avons défini comme une caractéristique de l’arbitrabilité dans le contexte des différends entre sociétés (plus précisément, les recours pour oppression) du point de vue d’au moins certains ressorts de common law. L’ouvrage traite également d’une affaire analogue au Canada[15].
Dans l’affaire ABOP LLC c. Qtrade Canada Inc. (2007), la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a adopté une position semblable, mais pas aussi tranchée, à celle du JCPC. D’une part, elle a confirmé la décision de la BCSC, estimant que « le seul aspect du recours [pour oppression] qui nécessite une résolution par le tribunal, plutôt que par un arbitre, est la demande de constatation d’oppression et la demande de nomination d’un séquestre ou d’un administrateur judiciaire pour les biens de [l’intimée] »[16]. Cette décision rejoint celle du JCPC en ce qui concerne la deuxième série de questions abordées plus haut. D’autre part, une autre partie de l’arrêt de la BCCA souligne que les arbitres peuvent constater les faits et l’oppression, ce qui signifie que la première partie de la deuxième série de questions discutée ci-dessus peut être soumise à l’arbitrage[17].
En tout état de cause, la question de savoir si la position du JCPC sur l’inarbitrabilité fondée sur des mesures correctives doit être considérée comme une position favorable à l’arbitrage (en ce qu’elle ne considère pas ces différends comme totalement inarbitrables) ou plutôt comme une relégation problématique des arbitres au statut de simple « enquêteur » n’entre pas dans le cadre de cet article. Toutefois, les praticiens en matière d’arbitrage peuvent être assurés que la décision du JCPC n’a pas dévoilé un nouveau concept qui exigerait de repenser le droit de l’arbitrabilité en général.
[1] Le JCPC est « la cour d’appel de dernier ressort pour les territoires d’outre-mer du Royaume-Uni et les dépendances de la Couronne. Il intervient également dans les pays du Commonwealth qui ont conservé l’appel auprès de Sa Majesté en Conseil ou, dans le cas des républiques, auprès du Comité judiciaire ». L’adresse du site Web du Conseil privé est : <https://www.jcpc.uk/about/role-of-the-jcpc.html> (dernière visite le 7 janvier 2024).
[2] FamilyMart China Holding Co. Ltd. c. Ting Chuan Holding Corp., [2023] UKPC 33, en ligne : <https://www.jcpc.uk/cases/docs/jcpc-2020-0055-judgment.pdf> (dernière visite le 7 janvier 2024).
[4] Ibid. aux par. 7 à 9 et 12.
[8] Ibid. (soulignement ajouté).
[10] Ibid. aux par. 96, 97 et 105.
[11] Ibid. aux par. 75, 79, 80, 82, 89, 92 et 105.
[12] Ibid. aux par. 99 et 105.
[13] Voir Fulham Football Club (1987) Ltd. c. Richards, [2011] EWCA Civ 855; Quiksilver Greater China Ltd. c. Quiksilver Glorious Sun JV Ltd.,[ 2014] HKCFI 1304; Tomolugen Holdings Ltd. c. Silica Investors Ltd., [2016] 1 SLR 373 (CA).
[14] Fabien Gélinas et Bahmany, Leyla, Arbitrability: Fundamentals and Major Approaches (Kluwer Law International, 2023).
[15] Voir ABOP LLC c. Qtrade Canada Inc., 2007 BCCA 290, 72 BCLR (4th) 34.
[16] Ibid., aux par. 1, 11, 12, 29 (soulignement ajouté).
Leyla Bahmany, Ph.D., est associée de recherche postdoctorale à la faculté de droit de l’Université McGill. Elle effectue des recherches et rédige des articles dans le domaine de l’arbitrage international (investissement et commerce). Elle assiste également le professeur Fabien Gélinas Ad. E. dans ses travaux sur l’arbitrage. Elle est membre du barreau de l’État de New York et a travaillé auparavant dans deux cabinets d’avocats internationaux à Paris et à Dubaï.