La Cour d’appel de l’Alberta tranche des questions clés concernant la compétence du tribunal
Par Carsten Jensen c.r., FCIArb
Dans l’affaire Dow Chemical c. Nova Chemicals, la Cour d’appel de l’Alberta s’est penchée sur la question de savoir si une partie a participé à un arbitrage qui la prive de la possibilité de demander à la Cour de trancher une question de compétence, ainsi que sur le rôle des tribunaux dans la détermination de la compétence d’un arbitre. La Cour d’appel a donné des directives précieuses sur ces questions. Le principe compétence-compétence est bien vivant en Alberta et le rôle des tribunaux en matière d’arbitrage est limité.
Le dernier épisode de la saga juridique entre Dow et Nova concernant leur propriété partagée d’un complexe pétrochimique est la décision de la Cour d’appel de l’Alberta dans l’affaire Dow Chemical c. Nova Chemicals, 2023 ABCA 343 (la « décision de la CA »). Un litige parallèle a abouti à un jugement condamnant Nova à verser plus de 1,4 milliard de dollars, jugement qui a été partiellement infirmé en appel[1].
La décision de la CA découle d’un différend budgétaire. Nova était responsable du budget et les différends étaient soumis à l’arbitrage, ce qui s’est produit en l’espèce.
Dow y a participé, mais a finalement contesté le caractère arbitrable du différend devant la Cour. Elle a allégué que le budget ne devait pas inclure de prévisions de production et que la question de savoir si de telles prévisions étaient correctement incluses soulevait une question de compétence devant être tranchée par la Cour. Sa position était fondée sur la conclusion du litige parallèle selon laquelle Nova était tenue d’essayer de faire fonctionner l’installation au maximum de sa capacité. Dow a déclaré que l’arbitrage était une contestation parallèle de cette conclusion.
La Cour du Banc du Roi a déterminé que Dow avait participé à l’arbitrage dans une mesure telle qu’il lui était interdit d’intenter une action en justice[2],et qu’en tout état de cause, le principe de compétence-compétence exigeait que l’action en justice de Dow soit tranchée par les arbitres[3]. L’autorisation d’interjeter appel a été accordée[4].
L’appel porte sur le paragraphe 7(1) et l’article 47 de la loi sur l’arbitrage de l’Alberta (Arbitration Act).
L’article 7 prévoit qu’un tribunal doit, sous réserve d’exceptions limitées, suspendre une procédure judiciaire en présence d’une convention d’arbitrage. L’article 47 confère à la Cour une compétence limitée pour déclarer invalide un arbitrage déjà engagé et pour interdire cet arbitrage si, par exemple, la convention d’arbitrage ne s’applique pas à l’objet du différend, et si le requérant n’a « pas participé » à l’arbitrage.
Les questions soulevées en appel
Dow a fait valoir que sa participation à l’arbitrage ne l’empêchait pas de demander réparation en vertu de l’article 47, car elle n’avait pas abordé les questions de fond ou de compétence. En outre, elle a allégué que le principe de compétence-compétence ne s’applique pas aux décisions prises en vertu de l’article 47, de sorte que la Cour devrait se prononcer sur la question de la compétence. Dow a soutenu que le principe de compétence-compétence ne s’applique qu’aux décisions prises en vertu de l’article 7 (lorsqu’une action en justice a été engagée nonobstant une convention d’arbitrage).
Que signifie le terme « participé à l’arbitrage »?
La Cour du Banc du Roi, dans sa décision, adopte un cadre d’analyse pour déterminer si une partie a participé à un arbitrage, après avoir examiné la jurisprudence canadienne et anglaise :[5]
[102] […] l’évaluation[…] doit être abordée de manière objective et pratique, à la lumière des circonstances d’une affaire particulière[…] :
1. Un avis d’arbitrage a-t-il été signifié à la partie opposante?
2. L’avis d’arbitrage indiquait-il explicitement la nature du différend, de sorte que la question de la compétence était évidente à première vue?
3. La partie opposante a-t-elle soulevé une question relative à la compétence?
4. Quelles mesures la partie opposante a-t-elle prises pour faire progresser l’arbitrage, le cas échéant? L’une de ces mesures concernait-elle la question de fond en litige? L’une de ces démarches a-t-elle porté sur la compétence de l’arbitre?
5. Combien de temps s’est-il écoulé?
Ce cadre n’a pas été décrit comme une « liste fixe de critères » et s’est concentré sur la « substance ».
La décision de la CA adopte ce cadre, avec deux commentaires importants. D’abord, la participation aux questions de fond ou de compétence de l’arbitrage « pourrait bien être déterminante », mais une participation moindre « peut néanmoins être suffisante ». C’était le cas pour Dow. La participation à la nomination du tribunal, à la gestion de l’affaire et à l’établissement de l’échéancier, ainsi que le retard pris pour soulever la question de la compétence, étaient importants.
Deuxièmement, au paragraphe 11 de sa décision, la Cour d’appel souligne qu’une réserve expresse de position serait un élément important pour déterminer si un demandeur a participé à l’arbitrage d’une manière suffisante pour exclure une demande en vertu de l’article 47[6]. Dow n’avait pas réservé ses droits, même si la question de la compétence avait été évidente dès le départ[7]. Dans ces circonstances, Dow n’avait pas le droit de demander une réparation en vertu de l’article 47.
Le principe de compétence-compétence
Bien que la deuxième question soit sans objet, la Cour d’appel a néanmoins examiné le principe de compétence-compétence et son application à l’article 47 de l’Arbitration Act.
La Cour d’appel confirme[8] que l’une des prémisses de l’Arbitration Act est que l’intervention judiciaire dans le processus d’arbitrage devrait être limitée, sauf pour aider[9],et une manifestation de cette règle est que les contestations de compétence devraient par présomption être d’abord résolues par l’arbitre[10]. Certaines exceptions s’appliquent si le contrat prévoit explicitement que le différend en question n’est pas susceptible d’être soumis à l’arbitrage[11].
La décision de la CA rejette l’argument de Dow selon lequel le principe de compétence-compétence ne s’applique pas à l’article 47. La Cour souligne que les articles 7 et 47 se recoupent largement et que la distinction entre les deux ne repose sur aucun principe[12]. Il serait en effet étrange que le principe de compétence-compétence s’applique moins lorsqu’un arbitrage a été engagé, en particulier lorsqu’un tribunal arbitral a été nommé, que dans le cas d’un arbitrage qui n’a pas encore été engagé.
La décision de la CA soulève également un point important concernant l’autonomie des parties : le principe de compétence-compétence ne contraint pas une partie à participer à l’arbitrage – « Les parties doivent recourir à l’arbitrage parce qu’elles ont volontairement convenu de procéder en ce sens pour certaines questions, ce que la loi considère comme un accord prima facie pour que les arbitres déterminent l’étendue de l’arbitrage »[13].
En ce qui concerne la contestation parallèle, la décision de la CA précise que les arbitres sont bien placés pour trancher cette question. La loi part du principe que les parties ont choisi des arbitres qui possèdent les compétences nécessaires[14].
Conclusion
La décision de la CA fournit des lignes directrices sur la signification de la participation à un arbitrage, ce qui a des implications sur la capacité de soulever des contestations de compétence devant les tribunaux et sur le principe de compétence-compétence. L’autonomie des parties importe, tout comme les conventions d’arbitrage, et il existe une présomption selon laquelle les arbitres devraient, dans la plupart des cas, déterminer la compétence.
Les parties désireuses de recourir aux tribunaux doivent agir rapidement, énoncer sans ambiguïté l’objection de compétence dès que possible et se réserver des droits dans l’intervalle. Le principe compétence-compétence est bien vivant en Alberta et le rôle des tribunaux en matière d’arbitrage est limité.
[1] Dow Chemical Canada ULC c. Nova Chemicals Corporation, 2020 ABCA 320, modifiant Dow Chemical Canada ULC c. Nova Chemicals Corporation, 2018 ABQB 482.
[2] Dow Chemical Canada ULC c. NOVA Chemicals Corporation, 2023 ABKB 215, par. 115 (la « décision de la CBR »)
[3] Décision de la CBR, par. 129.
[4] Dow Chemical Canada ULC c. NOVA Chemicals Corporation, 2023 ABCA 217. L’autorisation d’interjeter appel était requise en vertu de l’article 48 de l’Arbitration Act.
[5] Décision de la CBR, par. 102.
[6] S’appuyant sur la décision Eyelet Investment Corp. c. Song, 2018 ONSC 3980 au par. 9
[7] Décision de la CA, par. 15.
[8] Décision de la CA, par. 19.
[9] TELUS Communications Inc. c. Wellman, 2019 CSC 19.
[10] Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs, 2007 CSC 34 et Peace River Hydro Partners c. Petrowest Corp., 2022 CSC 41.
[11] Uber Technologies Inc. c. Heller, 2020 CSC 16, voir le par. 20 de la décision de la CA.
[12] Citant J. Brian Casey, Arbitration Law of Canada (4e éd.) 2022.
[13] Décision de la CA, par. 26.
[14] Décision de la CA, par. 22, citant Enmax Energy Corp. c. TransAlta Generation Partnership, 2015 ABCA 383.
Carsten Jensen, c.r., FCIArb exerce dans le domaine de la résolution des différends au sein du cabinet JSS Barristers à Calgary, en tant qu’avocat et arbitre. Il a été président de la Law Society of Alberta, préside actuellement le comité permanent sur le Code type de déontologie professionnelle de la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada et préside le comité de déontologie professionnelle du Chartered Institute of Arbitrators.