L’intelligence artificielle et l’arbitrage : un mariage parfait?
Par Robin Dodokin, Sarah McEachern, Les Honywill
La pandémie a poussé les juristes à revoir leur relation avec la technologie, et à en faire pleinement usage dans leur pratique usuelle. L’adoption rapide de technologies novatrices nous mène à nous demander si la présence de l’intelligence artificielle (IA) dans la prévention et le règlement des différends est appelée à prendre de l’expansion. L’apprentissage automatique et l’IA ont tellement progressé que leur intégration au processus d’arbitrage semble fatidique, mais il reste à établir à quel degré. Par exemple, en arriverons-nous à un scénario dans lequel les parties défendent leur propre cause devant une assemblée d’algorithmes représentés uniquement par un avatar? Une telle réalité pourrait être plus imminente que nous pouvons l’imaginer.
La pandémie nous a poussés à revoir notre relation avec la technologie, et à en faire pleinement usage au travail. L’adoption rapide de technologies novatrices nous mène à nous demander si la présence de l’intelligence artificielle (IA) dans la prévention et le règlement des différends est appelée à prendre de l’expansion.[1] Qu’il s’agisse des avocats ou des adeptes de la PRD, nous avons tous vu une intégration de certains aspects de l’apprentissage automatique dans nos activités. Les algorithmes aident les avocats à faire des recherches sur une question en utilisant seulement une fraction du temps qui aurait été nécessaire dans le cadre d’un voyage à la bibliothèque. Les juges ont commencé à incorporer l’IA dans la détermination des peines. Des jeunes pousses du domaine de la technologie juridique affirment pouvoir prévoir l’issue des affaires. Il est maintenant possible d’effectuer nettement plus rapidement des projets d’examen de la documentation.
L’apprentissage automatique et l’IA ont tellement progressé que leur intégration au processus d’arbitrage semble fatidique, mais il reste à établir à quel degré. Par exemple, en arriverons-nous à un scénario dans lequel les parties défendent leur propre cause devant une assemblée d’algorithmes représentés uniquement par un avatar? Une telle réalité pourrait être plus imminente que nous pouvons l’imaginer.
1. L’utilisation de l’IA pour les décisions arbitrales
L’IA pourrait améliorer le processus de résolution des différends. Elle s’adapte particulièrement bien à la médiation et aux différends qui rassemblent un grand volume de consommateurs. Par exemple, l’IA pourrait aider les parties à une négociation à reconnaître des domaines d’intérêts communs, ce qui créerait une voie plus simple et plus rapide vers une résolution mutuellement avantageuse. eBay et PayPal résolvent des millions de différends par année grâce à la résolution en ligne des différends (RLD) fondée sur des algorithmes. Ces algorithmes de RLD font appel à des quantités incroyables de données au sujet des différends passés pour établir un diagnostic du problème selon des différends semblables, puis pour suggérer des résultats mutuellement avantageux. Ces systèmes de RLD continuent également à « apprendre » et à s’améliorer grâce aux commentaires que formulent les utilisateurs.[2]
On utilise non seulement l’IA pour recommander des issues aux parties, mais également, dans certaines collectivités publiques, pour rendre des décisions exécutoires. En chine, des tribunaux sur Internet demandent à des intelligences artificielles de faire office de juges en recevant les éléments de preuve, en posant des questions, en établissant des calendriers et en rendant des décisions.[3] Des tribunaux du Michigan, de l’Ohio, de la Californie, du Wisconsin et de l’Utah ont mis en œuvre des mécanismes de RLD, principalement pour les petites créances, les infractions routières, les affaires associées à des mandats d’arrêt non exécutés et les affaires de droit de la famille associées à un faible niveau de conflit.[4]
2. Avantages de l’IA
L’utilisation de l’IA dans ces contextes démontre les énormes avantages que nous pouvons tirer de cette technologie dans le domaine de l’arbitrage.
L’un des avantages les mieux accueillis de l’IA en arbitrage serait la réduction des biais dans la sélection de personnes neutres, dans la mesure où les parties tentent vraiment d’atteindre cet objectif. Une sélection par une IA à partir d’une base de données d’arbitres pourrait contribuer à éliminer ce biais.
De plus, selon un sondage récent mené par l’Association du Barreau de l’Ontario en Ontario, les avocats commerciaux choisissaient des arbitres masculins dans 82,6 % des cas, et des arbitres blancs dans 100 % des cas. De plus, ils choisissaient des médiateurs masculins dans 80 % des cas et des médiateurs blancs dans 98 % des cas.[5] Peut-être que la sélection des médiateurs et arbitres par des IA pourrait nous garantir une sélection d’intervenants neutres plus diversifiée.
La technologie d’IA pourrait être utile dans le processus de médiation qui mène à l’arbitrage en offrant des évaluations en temps réel des offres de règlement, relativement à la force des arguments de chacune des parties. Toutefois, la négociation nous mène souvent à des solutions non traditionnelles qui satisfont aux intérêts non monétaires des parties. Est-ce que les algorithmes et l’IA peuvent évaluer les solutions créatives comme il se doit? Vous vous souvenez du différend au sujet d’une orange qui oppose deux membres d’une famille? La division en parts égales de l’orange ne satisfaisait pas complètement aux intérêts des parties, car l’une convoitait le jus, alors que l’autre convoitait le zeste de l’orange pour en faire de la marmelade. Est-ce que l’IA pourrait orienter les parties vers une solution aussi nuancée?[6]
Les technologies utilisées dans d’autres processus décisionnels offrent un potentiel d’amélioration importante de l’efficacité de l’arbitrage, cette efficacité étant la principale raison qui pousse les parties à choisir l’arbitrage. La technologie d’IA pourrait un jour éliminer l’erreur humaine, réduire les coûts et accroître l’impartialité associée au processus d’arbitrage.
À l’heure actuelle, nous ne connaissons aucun arbitrage commercial entièrement mené par une IA. L’IA aide par contre les parties à consulter et à produire des documents lors de la phase de communications préalables, à analyser des données, à reconnaître des tendances et à résumer les lois et la jurisprudence. Des entreprises comme Lex Machina, Arbilex, Arbitrator Research Tool (ART), Lit-gate et Arbitrator Intelligence sont en train d’intégrer la technologie d’IA dans la recherche juridique. Les parties peuvent employer l’IA pour choisir des arbitres, des avocats ou des experts. La technologie aide les parties à trouver le meilleur expert, ou le meilleur groupe d’experts, pour leur question juridique.[7] Il y a longtemps que l’IA met son épaule électronique à la roue du processus de communications préalables, plus particulièrement en ce qui a trait à consulter et à produire des documents. Si des entreprises comme Blue J L&E sont en mesure d’utiliser leur technologie pour prévoir les résultats des procédures juridiques avec un taux de réussite élevé, est-ce que les procédures d’arbitrage ne pourraient pas utiliser cette même technologie pour rendre une décision?[8]
3. Les limites de l’IA
La technologie de l’IA et les utilisateurs du domaine de l’arbitrage ne sont peut-être pas prêts à faire le grand saut dès maintenant. La technologie prédictive fonde souvent des évaluations sur les habitudes de décision de décideurs précis, et certaines collectivités publiques résistent, car elles s’inquiètent des problèmes de protection des renseignements personnels liés à l’exploration de données.[9] De plus, l’exploration des données en matière de décisions arbitrales est minée par le fait que la plupart des décisions ne sont connues que des parties en cause.
Une autre des limites de l’IA est sa capacité restreinte à gérer les éléments intangibles, complexes et imprévisibles de l’arbitrage. Un arbitre doit rendre une décision face aux questions posées dans le cadre du processus, ce qui exige des capacités de reconnaissance et de raisonnement. Les biais cognitifs jouent également un rôle important dans les processus décisionnels. La prise de décisions est un trait humain. Est-il possible que des processus d’IA arrivent à employer les raisonnements requis pour rendre une décision d’arbitrage? La technologie peut faire des prédictions en se fondant sur des tendances déjà reconnues, mais est-ce que la technologie peut raisonner comme les humains le font? Est-ce que la technologie peut réfléchir à des questions juridiques nouvelles qui demandent de faire appel à une matrice factuelle ou à des critères juridiques complexes? Est-ce que l’IA peut rédiger une ordonnance bien raisonnée qui sera exécutable tout en satisfaisant les utilisateurs de la procédure d’arbitrage? Malheureusement, il nous est impossible de donner une réponse satisfaisante qui irait plus loin que « pas pour l’instant ».
La confiance à l’égard du décideur et du processus de PRD est essentielle à un système efficace de résolution des différends. Nous avons confiance en un arbitre compétent en ce qui a trait à écouter, puis à réfléchir aux éléments de preuve et aux arguments dans le cadre d’une procédure équitable, et enfin à appliquer les principes juridiques qui conviennent à une décision bien raisonnée. Dans un sens, les parties ne peuvent qu’apprécier le fait qu’un décideur artificiel courrait un risque réduit de succomber aux erreurs, aux distractions et aux biais humains. Mais les parties vont-elles accorder leur confiance à un arbitre virtuel dont les réflexions sont aussi inaccessibles que celle d’une boîte noire? Est-ce que les parties peuvent confirmer que les biais des programmeurs n’influent pas sur l’algorithme qui rend les décisions?[10]
4. Pour le plus long terme
La pandémie a accéléré l’adoption de diverses technologies dans le cadre d’une transformation quasi instantanée. La communauté de l’arbitrage, dont les objectifs comprennent une résolution de différends efficace et économique, devrait être ouverte à adopter toute technologie qui permet d’atteindre ces objectifs, notamment l’IA. Il reste sans aucun doute des questions auxquelles nous n’avons pas trouvé la réponse en ce qui a trait à intégrer l’IA, à combler tous les besoins des parties et à gagner la confiance des utilisateurs de l’arbitrage. La promesse de l’IA et les changements issus de la pandémie donnent toutefois un air inévitable à l’adoption des technologies juridiques fondées sur l’IA. L’utilisation des probabilités par l’IA, et toutes les implications qui en découlent, devront être soigneusement analysées par les spécialistes du droit. Cela étant dit, la technologie pourrait être bien accueillie dans certains domaines, comme la sélection non consensuelle d’un arbitre, l’évaluation des risques ou de la probabilité qu’un événement ait lieu et la reconnaissance de tendances dans les documents.
[1] Il n’existe aucune définition simple et généralement acceptée pour l’intelligence artificielle. Le terme renvoie généralement à un vaste éventail de processus conçus pour enseigner l’intelligence humaine à des machines, de façon à ce que ces machines puissent imiter les processus décisionnels humains. L’Organisation mondiale pour la propriété intellectuelle (OMPI) définit l’intelligence artificielle comme « une discipline de l’informatique dont l’objectif est de développer des machines et des systèmes qui peuvent accomplir des tâches qui sont censées exiger une intelligence humaine. L’apprentissage automatique et l’apprentissage profond sont deux volets de l’IA. Compte tenu de la progression récente dans les domaines des réseaux neuronaux et du matériel informatique, on voit généralement le terme « IA » comme un synonyme d’un « apprentissage automatique et profond supervisé ». Tiré de « Intelligence artificielle et propriété intellectuelle » en ligne : Organisation mondiale de la propriété intellectuelle [https://www.wipo.int/about-ip/fr/frontier_technologies/ai_and_ip.html]; Jenny Gesley, « Artificial Judges? – Thoughts on AI in Arbitration Law » (13 janvier 2021) en ligne : Law Librarians of Congress [https://perma.cc/HH5E-S72Q].
[2] Colin Rule, « Resolving Disputes in the World’s Largest Marketplace » (automne 2008) en ligne : Colin Rule [https://perma.cc/2C9B-2JRK]; Coglianese, Cary et Dor, Lavi M. Ben, « AI in Adjudication and Administration » (2021). Faculty Scholarship at Penn Law. 2118, p. 812.
[3] Tara Vasdani, « Robot justice: China’s use of Internet courts », en ligne : LexisNexis [https://www.lexisnexis.ca/en-ca/ihc/2020-02/robot-justice-chinas-use-of-internet-courts.page]; Monisha Pillai, « China Now Has AI-Powered Judges », en ligne : RadiiChina [https://radiichina.com/china-now-has-ai-powered-robot-judges/]. Pour des exemples de l’utilisation de l’IA en arbitrage en Colombie, consulter : Irma Isabel Rivera, « The implementation of new technologies under Colombian law and incorporation of AI in judicial proceedings », en ligne : Association internationale du barreau [https://www.ibanet.org/article/14AF564F-080C-4CA2-8DDB-7FA909E5C1F4].
[4] John Villasenor et Virginia Foggo, « Artificial Intelligence, Due Process and Criminal Sentencing » (2020) 2020:2 Mich St L Rev 295.; Coglianese note 3, p. 812; A. D. (Dory) Reiling, « Courts and Artificial Intelligence » (2020) 11(2) International Journal for Court Administration 8, p. 6-7.
[5] Rapport du OBA Working Group on Neutral Diversity intitulé « Neutral Diversity in Ontario », disponible à : https://www.oba.org/CMSPages/GetFile.aspx?guid=feddadcd-980f-4e83-86c9-ff8ecbfba32d.
[6] Lee Jay Berman, « The Orange Story » (publication originale dans le Santa Monica Business Journal de mai 1996) [http://www.mediationtools.com/articles/smbj9605.html]
[7] Aditya Singh Chauhan, « Future of AI in Arbitration: The Fine Line Between Fiction and Reality » (26 septembre 2020), en ligne : Kluwer Arbitration Blog [http://arbitrationblog.kluwerarbitration.com/2020/09/26/future-of-ai-in-arbitration-the-fine-line-between-fiction-and-reality/]
[8] Pour un aperçu des ressources technologiques qui s’offrent aux personnes qui évoluent dans le domaine de l’arbitrage, consultez le rapport suivant (en anglais seulement) sur le site de l’Association internationale du barreau : https://www.ibanet.org/technology-resources-for-arbitration-practitioners.
[9] Andy McDonnell et Stephen Traynor « France Bans Analytics of Judges’ Decisions » (21 juin 2019), en ligne : Lexology[https://www.lexology.com/library/detail.aspx?g=ff53dfbe-0fe6-4dee-8a1d-990bf8459020]
[10] Sophie Nappert, « The challenge of AI in arbitral decision-making » (4 octobre 2018), en ligne : Practical Law UK[https://uk.practicallaw.thomsonreuters.com/w-016-8848?transitionType=Default&contextData=(sc.Default)&firstPage=true]
Robin Dodokin est établie à Toronto et compte de nombreuses années de pratique en résolution des différends commerciaux à titre d’avocate, de médiatrice et d’arbitre. Elle a obtenu le titre de « Fellow » du Chartered Institute of Arbitrators (FCIArb.), ainsi que ceux d’arbitre brevetée (Arb.B) et de médiatrice brevetée (Méd.B) de l’Institut d’arbitrage et de médiation du Canada. Robin fait partie du groupe d’arbitres et de médiateurs d’Arbitration Place, en plus de co-éditer le siteArbitration and Business Cases qui résume les affaires importantes en matière d’arbitrage ou de droit commercial.
Sarah McEachern est avocate et arbitre dans le domaine de l’arbitrage commercial pour Borden Ladner Gervais LLP. Elle fait partie du groupe d’experts du Vancouver International Arbitration Centre et du groupe d’experts NextGen d’Arbitration Place. Elle est également co-autrice du rapport de l’IBA sur les ressources technologiques offertes aux spécialistes de l’arbitrage.
Les Honywill est un avocat spécialisé en commerce qui est établi au bureau de Vancouver de Borden Lardner Gervais LLP. Il se consacre à l’arbitrage et aux différends fiscaux ou liés aux fiducies. Il est fasciné par l’intersection du droit et des technologies et par la façon dont cette relation change notre manière de pratiquer le droit et d’appliquer la loi.