Nouveaux développements dans le droit canadien de l’immunité des États en ce qui concerne l’exécution des sentences arbitrales
Par Philippe Boisvert et Amanda Afeich
À la fin de l’année 2022, la Cour supérieure du Québec a rendu sa toute première décision sur l’immunité des États dans l’exécution des sentences découlant d’un arbitrage entre un investisseur et un État dans le cadre du Traité bilatéral d’investissement Inde-Maurice (« BIT »). Cette décision marque un tournant dans le droit canadien de l’immunité des États, car elle clarifie la portée i) de l’exception fondée sur les activités commerciales et ii) de l’exception relative à la renonciation de l’immunité des États dans les procédures d’exécution des sentences arbitrales.
Bien que les procédures d’exécution à l’encontre d’États étrangers qui refusent de se soumettre à une décision arbitrale puissent s’avérer difficiles, cette décision confirme le statut du Canada en tant que pays favorable à l’arbitrage ainsi que l’engagement ferme des tribunaux canadiens à respecter le principe selon lequel les sentences arbitrales sont contraignantes et exécutoires.
Au Canada, les États étrangers, tels que définis dans la Loi sur l’immunité des États (« LIE »), bénéficient d’une présomption d’immunité de juridiction. Cette présomption est réfutable si le demandeur établit qu’une exception à l’immunité s’applique dans la procédure judiciaire contre l’État étranger.
Dans l’affaire CC/Devas (Mauritius) Ltd. c. Republic of India, 2022 QCCS 4785[1], la République de l’Inde (« RI ») avait cherché à éviter la reconnaissance et l’exécution au Québec de sentences arbitrales dépassant 111 millions de dollars américains rendues contre elle en faveur des investisseurs de Devas Multimedia en invoquant le principe de l’immunité des États dans les procédures au civile. Les questions soumises à la Cour supérieure étaient de savoir si la RI bénéficiait de l’immunité des États en vertu de la LIE, et plus particulièrement : i) de l’application de l’exception relative à l’activité commerciale (art. 5 LIE), et ii) de l’application de l’exception relative à la renonciation de l’immunité des États (par. 4(2) LIE).
La Cour supérieure a rejeté la demande de rejet de la RI en vertu de la LIE et a déclaré que la RI n’était pas à l’abri de la compétence de la Cour supérieure du Québec.
Exception fondée sur les activités commerciales
En ce qui concerne la nature commerciale de l’arbitrage relatif au traité d’investissement, la cour a conclu que la sentence arbitrale qui a conduit à une sanction pécuniaire à l’encontre de la RI résultait directement du non-respect par ce pays de ses obligations contractuelles et de ses engagements au titre du BIT qu’elle avait conclu, notamment pour inciter les citoyens mauriciens à effectuer des investissements financiers et commerciaux en Inde.
Après avoir appliqué le test à deux volets développé par la Cour suprême du Canada dans Re Canada Labour Code, [1992] 2 SCR 50 et Kuwait Airways Corp. c. Iraq, 2010 SCC 40, la Cour supérieure a conclu que « sous réserve de déterminer correctement l’activité en cause, à savoir les violations par la RI d’un traité commercial, qui découlent de l’annulation d’un contrat commercial sans compensation juste et équitable [traduction] », la RI n’était pas à l’abri de la compétence des tribunaux. La cour a fait observer que l’exception relative à l’activité commerciale exigeait une approche contextuelle, conformément à la jurisprudence de la Cour suprême. C’est pourquoi elle a rejeté l’argument de la RI selon lequel le litige était étroitement lié à un acte souverain, car l’expropriation des investissements des plaignants était le résultat d’une décision politique prise pour satisfaire à des besoins nationaux et sociétaux. La cour a conclu qu’« en signant le BIT, la RI a décidé et accepté de mener des activités commerciales au sens de l’article 5 de la LIE afin de promouvoir les investissements en Inde [traduction] ».
Exception relative à la renonciation de l’immunité des États
La cour a en outre estimé qu’une seconde exception justifiait indépendamment le rejet de la demande de la RI, estimant qu’elle avait renoncé à son immunité. La cour s’est rangée à l’avis des investisseurs de Devas que « les États qui acceptent de recourir à l’arbitrage international dans le cadre de traités bilatéraux d’investissement consentent nécessairement à ce que des décisions soient prises à leur encontre et renoncent nécessairement à invoquer l’immunité des États, sauf, bien entendu, si l’État s’est explicitement réservé le droit d’invoquer son immunité judiciaire au stade de l’exécution de la sentence dans le cadre du traité bilatéral d’investissement, ce qui n’est pas le cas en l’espèce [traduction] ».
Par conséquent, la cour a conclu que la participation de la RI aux procédures d’arbitrage en vertu du BIT équivalait à une renonciation explicite et non équivoque à son immunité judiciaire dans le cadre des procédures d’exécution subséquentes de la sentence arbitrale. La cour a fait remarquer que la décision de la RI de participer à l’arbitrage tout en étant signataire de la convention de New York « équivaut également à une soumission explicite et sans équivoque à la compétence des tribunaux saisis de la mesure d’exécution qui en découle [traduction] ».
La cour a notamment conclu que la position de la RI « interfère avec le bon fonctionnement du système d’arbitrage international, qui permet aux parties d’avoir des attentes raisonnables quant au prononcé et à l’exécution d’une sentence arbitrale [traduction] ».
Conclusion
La décision de la Cour supérieure confirme que la détermination du caractère commercial de l’activité en vertu de la LIE repose sur une analyse contextuelle. Dans cette affaire, la présence du BIT visant à protéger les investissements directs étrangers contre l’expropriation a été un facteur important. La décision de la Cour supérieure en ce qui concerne l’exception relative à la renonciation de l’immunité des États est conforme aux décisions canadiennes et étrangères sur les conséquences de l’accord d’un État étranger à participer à un arbitrage international. La RI a interjeté appel, de sorte que la Cour d’appel du Québec va maintenant devoir se pencher sur la portée des exceptions prévues par la LIE.
[1] https://www.canlii.org/en/qc/qccs/doc/2022/2022qccs4785/2022qccs4785.html. L’autorisation d’interjeter appel du jugement a été accordée le 14 mars 2023 : Republic of India c. CCDM Holdings, 2023 QCCA 327.
Philippe Boisvert est avocat-conseil chez Borden Ladner Gervais LLP à Montréal. Avant de revenir au Canada en 2021, il a exercé pendant huit ans dans le domaine de l’arbitrage international au sein d’un grand cabinet international à Paris.
Amanda Afeich est avocate chez Borden Ladner Gervais à Montréal. Elle a occupé un poste d’auxiliaire juridique à la Cour d’appel du Québec avant de se joindre à Borden Ladner Gervais LLP.